Entretien avec Frédérique Cournoyer Lessard

Frédérique Cournoyer Lessard est artiste de cirque et réalisatrice. Son documentaire, Rue de la Victoire (2017), a été tourné en 2014 et 2015, en Tunisie et en France.

Comment a été l’expérience d’être témoin de la vie de famille de Mohamed et de capter des moments intimes dans une famille musulmane? 

Ça a été facile. Ça a même été la partie la plus enrichissante de tout le processus. Je suis arrivée et, la première semaine, j’étais complètement seule – le directeur photo et la productrice n’étaient pas encore là. Le lien entre Mohamed et moi est authentique. On est vraiment devenus amis. Quand je suis arrivée dans sa famille, j’ai essayé de laisser de côté tous mes préjugés et ma préconception de ce qu’était sa culture pour vivre l’expérience et pouvoir ensuite former mon opinion sur ce que j’avais vécu. J’ai créé des connexions intimes – avec sa mère surtout, Leila.

C’est une chose que j’ai remarquée. Les scènes avec Leila sont très belles.

Vraiment! On a créé une relation presque mère-fille, Leila et moi. Ça m’a permis de mieux comprendre Mohamed dans sa façon d’être. Encore une fois, j’ai été surprise de voir à quel point ça a été naturel. Les relations familiales, peu importe la religion ou la culture, quand on parle d’une relation mère-fils, c’est vraiment la même chose! Je me sentais dans ma famille avec eux, et ça a été l’élément le plus enrichissant – de voir à quel point c’est la même chose.

As-tu eu d’autres surprises ou as-tu été déstabilisée d’une autre manière pendant le temps passé en Tunisie? 

J’ai eu une leçon d’humilité en arrivant là-bas. En fait, c’est en y repensant que je peux en parler. Les films que j’avais faits avant, c’était de la fiction, et même pour ce projet, j’avais l’idée d’écrire un film de fiction. Quand je suis arrivée dans cette famille-là, sans caméra – parce que la première semaine, je n’ai pas sorti mon équipement du tout, j’étais là en tant qu’humaine, pour apprendre à les connaître –, j’ai eu un moment de rappel à la réalité. Qui suis-je pour venir écrire une histoire sur eux? Leur vie, leur réalité, est tellement forte et riche. Ça m’a déstabilisée – ou peut-être que ce n’est pas le bon mot… Ça a changé mon point de vue. Je me suis vraiment demandé pour qui je me prenais, de venir écrire un film de fiction sur eux, d’avoir la prétention de venir porter un jugement. Même en documentaire, il y a un point de vue, il y a une appropriation du sujet. Le documentaire est très engagé au niveau intime et personnel. Je me disais, encore plus en faisant un film de fiction, que c’était de m’approprier quelque chose qui ne m’appartient pas.

Dans ces années-là, on ne parlait pas autant de l’appropriation culturelle. Cette idée n’était pas autant médiatisée. Je suis contente de l’avoir ressentie sans y avoir réfléchi. À ce moment‑là, j’ai appelé Catherine pour lui dire que je ne pouvais pas faire un film de fiction sur un Tunisien qui vient de vivre la révolution, dans un contexte socioculturel et religieux que je ne connaissais pas. Tout ce avec quoi je peux vraiment m’identifier et comprendre, c’est la passion pour les arts du cirque et la relation familiale que j’ai avec Mohamed. J’ai décidé de faire un documentaire finalement, parce que la réalité est beaucoup plus riche. La fameuse phrase qui dit que la réalité dépasse la fiction, je l’ai ressentie dès les 48 premières heures passées dans la famille de Mohamed, à dormir dans mon petit lit et me réveiller, manger des œufs avec Leila… Avoir vécu ce choc-là, avoir anticipé l’appropriation culturelle, c’est ça qui m’a le plus déstabilisée. J’ai reçu une grosse leçon d’humilité.

Justement, j’allais te demander si tu avais tiré une leçon ou appris quelque chose sur toi‑même en faisant ce documentaire.

En tant qu’artiste, on a tendance à s’emballer sur un projet artistique, et ce n’est pas nécessairement ça qui est important. Mohamed et Leila m’ont beaucoup appris. On a déjà certaines idées de ce qui est correct, ou pas, lorsqu’on voyage et qu’on va à la rencontre de l’autre, selon notre culture, notre éducation et nos valeurs. En tant que femme, quand tu vas dans une famille musulmane, c’est facile d’arriver avec tes idées, par rapport au féminisme, par exemple. Quand je suis arrivée, j’ai essayé de laisser complètement de côté la fibre féministe en moi, le temps de vivre à fond l’expérience, pour ensuite reprendre, ou non, ces valeurs. Par exemple, il y a tellement de soirs où on faisait à manger, Leila et moi, et après, tous les hommes allaient au café prendre la shisha et le thé, et nous restions faire la vaisselle. C’est sûr que, naturellement, avec les valeurs et l’éducation que j’ai, j’aurais pu être en opposition face à ça, arriver avec mes jugements et essayer de convaincre Leila que ce n’était pas à elle de faire la vaisselle. Mais je ne voulais pas imposer mes idées et plutôt être une éponge pour absorber l’expérience. Ça m’a appris à comprendre l’autre en général et à vivre les différences en profondeur, à l’écoute, plutôt que de vouloir imposer mes propres valeurs. C’est ça, la grosse leçon. Je le sentais avec Mohamed aussi. Je lui disais d’envoyer son CV… Concrètement, j’essayais de lui donner mes outils par rapport à la promotion de sa carrière, mais en fait, ces outils, mes valeurs et ma façon de fonctionner ne pouvaient pas fonctionner pour lui dans le milieu professionnel. Toute cette conception-là, le rapport à l’autre, a été une grosse leçon pour moi.

C’était ton premier projet documentaire; tu avais fait de la fiction avant. Tu as envie de continuer dans la même veine?

Ça m’a vraiment donné le goût de faire plus de documentaire, ou du moins, d’assouplir la ligne entre la fiction et le documentaire et d’intégrer des éléments documentaires dans mes films de fiction. Par exemple, mon prochain long métrage, c’est un projet de fiction de cirque. Donc, ce n’est pas un documentaire, mais vraiment de la fiction qui se transmet par le mouvement circassien et le mouvement dansé. Je veux transgresser les codes entre les genres, entre la fiction et le film d’art expérimental. Dans mon travail, la frontière entre fiction, documentaire et film d’art est assez floue.

Ferais-tu quelque chose différemment?

Au niveau artistique, j’ai appris plein de choses. C’est un premier long métrage. Il y a beaucoup de maladresses artistiques dans le produit final, mais je pense que c’est correct, parce que l’important, c’était plutôt l’expérience humaine. Je suis contente d’avoir respecté Mohamed et sa famille dans ce processus-là. L’artiste et réalisatrice en moi voit plein de choses à améliorer, c’est sûr, mais je suis en paix avec ça. Je n’ai pas la prétention de faire des films parfaits, et c’est cool parce que c’est ça qui me donne le goût d’en faire d’autres.

Tu as rencontré Mohamed en 2012, c’est bien ça?

C’était en janvier 2012, juste après la révolution. Il venait de quitter la Tunisie et il était à Dole, dans le Jura, en France, pour une première résidence de création avec le cirque Farouche, encore sous le choc de grands changements sociaux et politiques.

Il devait être assez vulnérable et à vif. Qu’est-ce qui t’a inspirée chez lui pour en faire le sujet de ton documentaire?

On était tellement différents : notre éducation, le lieu où on habitait, notre religion… Ce qui m’a frappé, malgré nos différences, c’est qu’on ressentait la même chose, la même passion viscérale pour le cirque. Ça cliquait au niveau humain et on partageait les mêmes valeurs. Ça a été une rencontre dans la différence. Ce qui m’a intéressée, c’est toute la complexité de sa situation, sa force, son courage et son dévouement. Il fallait tellement que sa passion soit forte! C’était un instinct viscéral de suivre sa passion pour le cirque, et j’ai vraiment été impressionnée par lui. J’admire tellement son parcours – il a vraiment dû se battre pour suivre son cœur.

Es-tu toujours en contact avec lui, après tout ça?

Oui! Le documentaire suit Mohamed jusqu’en 2015, après qu’il ait été prêt à retourner dans sa famille. Il a ensuite fait beaucoup de démarches pour relancer les arts et la culture du cirque contemporain en Tunisie. Le contexte post-révolution n’était pas facile et ça n’a pas porté ses fruits autant qu’il aurait espéré. Il a essayé différentes approches : il a tenté de remettre sur pied l’école nationale de Tunis, ce qui a plus ou moins fonctionné. Après, il a monté un programme éducatif pour les jeunes dans les écoles. On y donnait pendant un mois des cours plutôt que de l’éducation physique. Son approche était de sensibiliser la population aux arts du cirque dès le jeune âge pour que ce soit plus intégré dans la culture, ce que je trouve super honorable. Au lieu d’imposer une école nationale alors qu’aucune culture n’était là pour la soutenir, il a essayé de retourner à la base de l’éducation. J’admire vraiment sa démarche. Par contre, encore une fois, la mise en œuvre a été remplie d’embûches, surtout par rapport à l’organisation et à l’administration, et le projet ne s’est pas poursuivi. Après, Mohamed a travaillé dans des hôtels de luxe pour des spectacles de cirques offerts aux touristes. Je crois que ça comblait son besoin de faire du cirque, mais ce n’était pas à la hauteur de ses espérances artistiques et créatives, comparativement à qu’il avait vécu en France. Sa vie a complètement changé à partir de ce moment-là parce qu’il a rencontré une fille, il est tombé en amour et il a maintenant fondé sa famille. Il est de retour sur la Rue de la Victoire, en famille, avec ses parents, et il attend son deuxième bébé cet automne.

 

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